Je suis né en 1921 dans une petite ferme sise à Forest-sur-Marque, rue de Moscou. Habitant à quelques kilomètres actuellement de ce village, je suis allé, en janvier dernier, revoir les lieux où j’ai passé mon enfance, mon enfance heureuse.
Par une grise matinée d’hiver, sous les nuages bas d’un ciel nordiste, j’ai pris la route pour revoir les endroits où j’ai vécu ma prime jeunesse.
Quand je suis entré dans la cour de cette ferme, au carré comme presque toutes les fermes flamandes, tous les souvenirs ont resurgi dans ma mémoire comme sur un kaléidoscope.
A gauche, le corps de logis, avec sa grande salle contre la route où mes parents recevaient dans les grandes occasions leur nombreuse famille. Ensuite, la cuisine-salle de séjour où j’apprenais mes leçons, avec deux fenêtres donnant sur le pavé, où nous prenions nos repas, sur la grande table contre les fenêtres. A droite, il y avait la grande cuisinière où ma mère cuisait les repas, cuisinière au charbon sur laquelle mes parents faisaient chauffer de grandes lessiveuses pleines d’eau pour confectionner les boires destinées aux animaux. Il n’y avait pas, en ce temps-là, d’appareils de chauffage au gaz ou à l’électricité…
Ensuite, à droite de la cuisine, la laverie, où l’on « battait » le beurre; la baratte était actionnée par une roue dite « roue à chiens », grande circonférence en bois de 2.50 m de haut. Il me semble avoir vu l’endroit où l’essieu de la roue traversait le mur pour faire tourner les engrenages de la baratte.
Après la laverie, les chambres à coucher dont celle de mes parents où je suis né. Le docteur Leborgne d’Hem n’envoyait jamais les femmes en couches à la maternité; il tenait impérativement à ce que les femmes en couches mettent au monde leurs enfants chez elles.
A droite du portail, l’écurie pour deux chevaux transformée actuellement en salle de vente au détail des produits de la ferme.
A droite, dans la cour, sur la longueur, l’étable, avec ses 8 stalles séparées par une grande pierre bleue comme il y en avait des milliers dans le Nord, venant des carrières du Tournaisis, aujourd’hui désaffectées. Ces pierres bleues constituaient les allées autour des bâtiments, faciles à nettoyer.
Dans cette étable, mes parents trayaient les vaches à la main et ramenaient le lait dans de grands seaux pour le vendre au détail. Nous vendions tous nos produits aux habitants du village, notre ferme était située au centre de l’agglomération.
Après l’étable, la pièce dite « place à betteraves » où l’on entreposait en hiver ces racines, aliment de base des bovins. Ensuite, une petite étable pour les veaux.
Dans le fond de la cour, la grange, avec ses deux grands’ portes se faisant face, avec deux grandes travées, gauche et droite, pour recevoir les gerbes de blé, d’avoine, de seigle, en attendant le passage de l’entreprise de battage.
Et enfin, près de la grange, à gauche, une porcherie où mes parents avaient en permanence deux truies allaitantes et leurs gorets.
Entre la grange et la place à betteraves, il y avait une allée donnant sur l’arrière des bâtiments, débouchant sur une petite prairie d’un demi-hectare. Dans le fond, en prolongement des bâtiments, de petits hangars pour le matériel et un emplacement réservé au silo à betteraves.
La petite prairie n’existe plus. Elle a été transformée en chantier d’endives. Elle était peuplée d’arbres fruitiers. Je me souviens de l’emplacement des poiriers, pruniers, pommiers, cerisiers etc… tous abattus. Les prairies modernes n’ont plus d’arbres fruitiers. Seul, subsiste derrière la grange, un noyer. Un vieux noyer centenaire, ou presque. Ce noyer, sur lequel j’ai grimpé tant de fois dans ma jeunesse. Il était là, majestueux, dans le clair obscur de cette matinée d’hiver.
Je le regardais. Soudain, je ne sais quel sentiment bizarre m’envahit. Entre lui et moi. Il vivait, cet arbre, comme vivent toutes les plantes. Il communiquait avec moi. Je ne sais comment exprimer cette osmose. Je me revoyais grimpant de branche en branche, le long du tronc. Je me souvenais que mon père frappait à grands coups de gaule pour abattre les noix, en septembre, que je ramassais par centaines, décortiquant le brou des fruits qui colorait mes doigts pour plusieurs jours, ce qui me valait les reproches de l’instituteur…
Il vivait, cet arbre, comme vivent toutes les plantes qui se défendent contre les humains, quand les chardons et les orties vous piquent, comme la bourdaine, dont les boules, dites « boutons de marins » s’agrippent aux pantalons, aux poils des chats, chiens et autres animaux, comme aussi le gaillet-gratteron !
Comme ces fleurs qui s’entrouvrent pour se refermer sur les insectes, pris au piège, pour s’en nourrir.
Pensez ce que vous voulez des sentiments éprouvés par le septuagénaire que je suis devenu, c’est ainsi.
De l’arrière de la ferme, on voit l’Eglise à 200 m, des maisons disséminées autour du clocher.
Cette Eglise où je fus baptisé, où j’ai fait mes professions de foi, où les cérémonies baptêmes, mariages, convois funèbres reviennent en foule dans mon esprit.
On ne vit pas de souvenirs, mais parfois, ceux-ci aident à vivre.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme – qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ».
Ces paroles de je ne sais quel poète hantaient mon esprit quand je quittais ces lieux si chers à mon cœur.
Willems, 20 janvier 1997