Roger Villers – La vie rurale, évolution de 1920 à 2000

Je me répète en relatant que je suis né en 1921 dans cette petite ferme de Forest sur Marque.

Mes parents avaient repris cette exploitation en se mariant en 1919, pour la somme de 19.000 francs. L’exploitation comportait 10 Ha, 8 en terres à labourer et 2 Ha en prairies.

La locataire précédente, veuve de 1914-18, s’était mariée en 1914, et son mari avait été tué dans le conflit. Sa belle-mère, propriétaire des lieux, veuve, avait deux fils au front. Son autre fils était père d’une fille de 6 ans, orpheline de son père.

Mon père, dur au travail, véritable force de la nature, rescapé de la « grande guerre », travaillait comme une bête de somme, faisant toute sa moisson au « piquet », petite faux à manche court. Ma mère suivait en liant les javelles.

Pourtant, les moissonneuses lieuses avaient déjà fait leur apparition, déjà bien perfectionnées à l’époque, tractées par des chevaux.

Quand mes parents se décidèrent à faire l’acquisition d’une de ces machines, ils ne purent l’utiliser. Cette année-là, la Marque, rivière bordant leurs champs, avait débordé lors des orages d’été, recouvrant d’eau les céréales.

En 1933, il nous fallut quitter la ferme : la petite-fille de la propriétaire se mariait et sa grand’mère lui destinait l’exploitation. Mes parents ont repris une ferme sise à Ennetières-les-Avelin, un peu plus importante, de 14Ha1/2 contre les 10 Ha de Forest-sur-Marque. Le prix des cessions avait presque quintuplé en 14 ans.

Nous reprenions 14 Ha ½ pour la somme de 137.000 frs et cédions nos 10 Ha de Forest pour 90.000 frs.

Je précise que ces sommes, pour être comparées à notre argent actuel, doivent être divisées par 100, depuis le franc lourd de 1960.

Les dévaluations et la folle envolée des prix depuis 75 ans font qu’aucun élément de comparaison ne peut être établi dans le contexte actuel, avec les prix des reprises de terres à des sommes défiant toute imagination.

Comme la vie et les méthodes culturales ont changé ! Comme le village de Forest a évolué depuis mon enfance ! En 1930, quelques dizaines d’automobiles empruntaient la route principale traversant le village, entre Ascq et Hem, chaque jour. Dans la rue de Moscou où nous habitions, seule la voiture du docteur passait une fois ou deux par semaine. On m’a certifié qu’il en passe actuellement 14.000 en 24 H.

L’électricité, cette fée indispensable, est apparue à Forest en 1929. Oui, en 1929. Les jeunes de cette fin de siècle ne peuvent imaginer comment leurs ancêtres vivaient avant qu’ils aient eu le bonheur d’utiliser l’électricité. Je me souviens des lampes à pétrole, fumeuses, malodorantes, dispensant une pâle lueur diffuse, que mes parents utilisaient pour le travail et les soins aux animaux, dans toutes les pièces de l’exploitation, en automne et en hiver, avec les risques d’incendie inhérents dans l’usage des « quinquets ».

Je vois encore ma mère, en appuyant pour la première fois sur l’interrupteur, extasiée par la pièce inondée de clarté : « C’est le plus beau jour de ma vie ! » s’exclamait-elle.

Mon père renchérissait : « Et mi je n’pomp’rai pu purs à l’main et je n’cop’rai pus les pétraches avec mes bras ! ».

Les moteurs électriques épargnaient bien de la peine !

Le soir, en revenant de l’école, je déchargeais à la main les betteraves, dans le chariot que mon père avait rempli en cours de journée. Je jetais les racines dans le « moulin à pétraches » que mon père actionnait à la force de ses bras. Mon jeune frère André rejetait à la pelle les morceaux sur le côté. Les moteurs électriques soulageaient, ô combien, les durs travaux des paysans, à partir de 1929. Certaines fermes, sises à l’écart, comme celle de mon beau-père, rue du bas chemin à Sailly lez Lannoy, durent attendre jusqu’en 1934 pour être pourvues de cette merveille du monde moderne : l’électricité.

Il y avait plus malheureux que nous. En Belgique, par exemple, entre les guerres 14-18 et 39-45, la vie était misérable, un nombre considérable de frontaliers belges venait travailler en France pour ne pas mourir de faim.

Un exemple : nous avions des cousins cultivateurs en Belgique, plusieurs cousins habitant des villages entre Ypres et Menin. En Belgique, contrairement en France, les fermes sont disséminées dans la campagne, autour de leurs terres ; en France, elles sont presque toutes au centre du village.

Ce fait grevait lourdement les installations de poteaux pour amener le courant dans les campagnes. Nos cousins habitant Beselaere, Passendaele, Zandvoorde, par exemple, ne reçurent l’électricité qu’en 1946 !

Les Belges de cette fin de siècle sont bien plus heureux que leurs grands’pères ! Aujourd’hui, ce sont les Français qui vont travailler en Belgique ! Mais ceci est une autre histoire…

Je reviens à ma vie d’adolescent. Je me vois encore partir à « Grand Messe », avec mon père tous les dimanches. Je devais avoir 8 ou 9 ans. Un dimanche de printemps, je me souviens être passé avec mon père près d’un brave ouvrier qui bêchait son jardin. Comme j’allais au « Catéchisme », je dis à mon père : « Mais Papa, il va aller en enfer, celui-là, on n’a pas le droit de travailler le dimanche, c’est un péché mortel ! »

Sur le coup, mon père ne dit rien. Brusquement, il explosa : « Pouqo qu’yro in infer eucht’homme y œuf eul dimanche pou li donner aine salate ou aine penn’tière à ses gosses ! Inn peut nin fouir sin gardin n s’maine, y œuf din s’n’usine du lundi matin au sam’di soir. Et mi ! Je m’su l’vé à chinq heures euch matin avec eut’mère j’ai trait les vakes, euj leus ai donné à minger, jai fait les feumis, j’ai donné à minger aux kvos et aux pourchiaux pindant que t’mère alle allot à basse messe, et, euch’soir, je n’d’ai incore pour 2 heures d’ouvrache. Je n’va nin aller in infer, et ch’t’homme non pus! Eul tchuré y n’a nin rajon ! ». Cette tirade de mon père, en patois, m’est restée gravée en mémoire depuis plus de 70 ans.

Il faut dire qu’avant 1936, la vie ouvrière était à la limite du misérabilisme. La vie et la condition ouvrière devaient changer du tout au tout en 1936.

Les lois sociales, la semaine de 40 heures, les congés payés, le repos du samedi, la sécurité sociale entrèrent en vigueur, le peuple exultait. Mais la France devait le payer cher, 4 ans après, l’anti-militarisme de la gauche nous livra, pieds et poings liés, sans armement ou presque, dans les bras d’une Allemagne réarmée à outrance, revancharde avec les humiliations de 4 ans d’occupation, et toutes ses séquelles.

En ce qui concerne l’agriculture pour nous, rien de changé.

Les enfants de paysans, qu’ils soient issus de petites, moyennes ou grosses exploitations, entraient sans transition en sortant de l’école dans les travaux de la ferme des parents. Nous y étions préparés pendant les vacances, le soir, souvent, et le jeudi jour du congé hebdomadaire. C’était la coutume. En ce temps-là, nous apprenions le métier sur le tas, du lundi matin au samedi soir, et quelques heures le dimanche. Très peu de sorties. Pas de congés. Il ne nous venait jamais à l’idée de réclamer une quelconque rémunération.

Le dimanche, jeunes et vieux jouaient quelques parties de manille ou de belote après la Grand’messe dans les cafés. Le prix des consommations n’était pas exagéré : 0.50 fr pour un verre de bière ou de limonade, 0.40 fr le « petit rouge » et 0.60 fr le « petit blanc ».

Nos parents nous gratifiaient quelques modestes sommes pour notre « dimanche ». Quand le club phare de football de la région, l’Olympique lillois, jouait sur son terrain, nous partions en bicyclette, avec tous les copains, pour le stage Henri Jooris à Lille, près de la Deûle, aujourd’hui recouvert sous les eaux du port fluvial de Lille.

Nous passions nos après-midi du dimanche au Patronage, sous la bienveillante autorité de Mr le Curé, Fraternellement unis, toutes professions confondues, nous nous amusions à toutes sortes de jeux jusqu’au soir.

Au mois de janvier, au moment des étrennes, tous les dimanches étaient retenus pour les visites dans la famille. Pendant l’hiver, que de veillées chez nous et dans les familles de nos amis !

Les parties de cartes étaient entrecoupées de dégustation de gaufres, de tartes, de café. Que de joies saines ! Tout compte fait, nous étions heureux. Quel changement nous a apporté la vie moderne ; pas de télé, très peu de radio, peu de voitures automobiles.

La guerre, hélas, éclatant comme un coup de tonnerre dans un ciel assombri par les orages menaçants, en septembre 1939, devait détruire tout ce bonheur.

Depuis quelques années, l’Allemagne, sous la dictature d’Hitler, réarmait à outrance, envahissait l’Autriche, puis la Tchécoslovaquie et enfin la Pologne, ce qui entraîna la déclaration de guerre du 3 septembre 1939 et un conflit qui devait durer 6 ans, jusqu’au 15 septembre 1945.

Que pouvait opposer la France, avec ses 39 millions d’habitants, une France mal préparée par des gouvernants de gauche incapables, anti-militaristes, et qui se résolut seulement en 1937 à appliquer un programme de fabrication d’armes désuètes, une aviation dépassée, peu de chars d’assaut, et une infanterie transportée par des chariots tractés par des chevaux…

En face, l’Allemagne, peuplée de plus de 60 millions d’habitants fanatisés par la dictature d’un Hitler ivre de haine et de revanche, une Wehrmacht encadrée par des régiments de S.S. cruels et sans pitié, que pouvait faire cette pauvre France ?

La guerre 14-18 avait causé la mort de 1,300 million soldats français, dont près de 700.000 paysans. Cette saignée avait entraîné une perte de naissances que l’on peut évaluer à plusieurs millions d’enfants, 20 ans après.

L’arrivée massive de Polonais et de Belges, pour compenser de telles pertes, n’a pas suffi.

Il y avait bien les Anglais, qui avaient déclaré la guerre à l’Allemagne le même jour que nous, le 3 septembre 39, mais ils n’avaient qu’une armée ridicule, peu d’armes et, si l’Angleterre comptait 48 millions d’habitants en 1939, elle n’avait en tout et pour tout que 900 chasseurs environ, heureusement très bons, des Hurricane et des Spitfire, contre les 5.000 avions allemands : Messerchmitt, Focke Wulf, Heinkel, et surtout les terribles avions en piqué Stukas (Junker 87). Et leurs usines tournaient à plein régime, produisant 3 fois plus de canons, de tanks, d’avions, d’obus, de camions, bref, de logistique militaire que la France et l’Angleterre réunies. L’Armée de l’air édifia un aérodrome de 110 Ha sur le territoire des communes de Lesquin, Fretin et Ennetières-les-Avelin, opérationnel en 1937, mais dépourvu de pistes d’envol et bien pauvre en logistique. Notre ferme perdit 2 Ha dans cet aérodrome.

Je ne m’étendrai pas sur ces terribles années qui bouleversèrent et ensanglantèrent toute notre génération : l’invasion de mai 1940, l’Occupation jusqu’en septembre 1944, le départ au début du conflit de nos aînés : 36 jeunes hommes du hameau qui comptait 310 habitants. Quand Hitler attaqua le 10 mai 1940, 21 d’entre eux furent fait prisonniers, 15 autres échappèrent à la captivité en se retrouvant dans la France non occupée, après l’Armistice du 18 juin 1940. Sur les 21 prisonniers, 8 d’entre eux furent libérés par les Allemands sous des prétextes divers : maladie, trop âgés, relève etc…

13 soldats furent captifs 5 ans durant. Je tiens à préciser un point concernant ces 36 hommes mobilisés en 1939 : 19 d’entre eux étaient paysans ou ouvriers agricoles. Preuve que la population, en 1939, était à majorité paysanne.

Des statistiques dignes de foi font état de plus de 600.000 paysans prisonniers en juin 1940, sur un total de près de 2 millions.

La proximité de l’aérodrome entraîna bien des vicissitudes dans le hameau : bombardements alliés, expropriations de terres et prairies pour l’extension de l’aérodrome, réquisitions, exactions en tous genres.

La libération du 3 avril 1944 par l’armée britannique fut un des plus beaux moments de l’existence de toute la population du Nord et du Pas-de-Calais, car il y eut peu de combats dans notre région. La vie reprit, avec le retour de la liberté et la guerre, se terminant en mai 1945, avec la paix revenue, ramena le retour des prisonniers.

S’il y eut 5 victimes civiles dans le hameau pendant la guerre, tous les soldats mobilisés en 39 revinrent dans leurs foyers.

Dans la paix revenue, la vie s’organisa, mais, avec l’inflation et les dévaluations, cette vie augmenta considérablement. Je récapitule le prix des cessions en 1919 : 1900 frs l’Ha (je vais détailler en anciens francs pour mieux comprendre). En 1933 : 9.000 frs l’Ha – en 1950 : 200.000 frs l’Ha – en 1960 : 750.000 frs l’Ha. Donc en 1960, avec l’apparition du franc lourd, le prix des reprises, en 40 ans, était multiplié par 400. Je dis bien : 400…

Je poursuis ce que ma mémoire a enregistré, toujours en centimes.

En 1980 : 2 millions l’Ha. Entre 1980 et 1990, la machine s’emballe ; on m’a cité des reprises oscillant autour de 5 millions l’Ha. De la folie pure !

Comment voulez-vous que les jeunes reprennent une ferme dans ces conditions ? J’ai fait un calcul entre les 1.900 frs de 1920, et les 5 millions de 1990, le coefficient arrive au chiffre de 2631 !

Depuis 1990, le prix des reprises des terres n’augmente plus. Il a même tendance à baisser. Depuis que les cultivateurs belges peuvent venir reprendre tout à fait légalement des terres en France pour les cultiver à leur compte, en vendant leurs récoltes où bon leur plaît, ils ne se gênent pas. Ce sont eux qui ont créé la surenchère.

Les accords de Bruxelles permettent cet état de fait. Ils viennent parfois de très loin pour cultiver en France, à 20 km et plus de la frontière, les tracteurs modernes roulant à 30 km/h, cela ne les dérange pas.

En plus, ils profitent d’une législation qui les avantage, ils ne cotisent pas à la M.S.A. française, du moins, jusqu’à présent.

J’oubliais un détail : les propriétaires des terres ont leur mot à dire quand leurs locataires cèdent leurs terres et leurs bâtiments. Ceci est absolument normal, on comprend qu’un propriétaire refuse la cession de son bien à un fermier n’offrant pas toutes garanties pour les futurs loyers.

On pourrait encore longtemps disserter sur tous les problèmes liés à l’Agriculture en cette fin de siècle.

Ce n’est pas un fossé, c’est un océan qui sépare les méthodes culturales des fermiers de 1920 de ceux de la génération actuelle.

La France de ce début de siècle était en majorité agricole.

Qu’est devenue aujourd’hui cette France ? Elle est réduite à une peau de chagrin. Quand je me suis marié, en 1950, pour exploiter pendant 40 ans cette petite ferme de Sailly-lez- Lannoy, il y avait 22 fermes dans ce village, plus un maraîcher, donc 23 exploitations se décomposant comme suit :

  • 41 chefs d’exploitation (épouses comprises),
  • 29 retraités : exploitants et ouvriers agricoles,
  • 21 ouvriers et servantes agricoles,
  • 61 enfants,
  • 29 aides familiaux,

soit un total de 181 personnes vivant de l’agriculture, dans un village qui comptait, en 1950 860 habitants. 181 sur 860, cela fait bien 21% de la population.

Ce jour, en 1999, la population a plus que doublé, il y en a plus de 1700, et ce chiffre augmente tous les jours avec les constructions de maisons.

Savez-vous combien de personnes composent l’agriculture à Sailly 50 ans après ?

  • 6 fermes (contre 23 en 50)
  • 12 exploitants, épouses comprises, plus un seul ouvrier agricole
  • 22 enfants, plus un seul aide familial
  • 32 retraités.

ce qui fait 66 personnes se rapportant à l’agriculture.

Sur 1700 habitants, à peine 4%, alors qu’il y en avait 21% en 1950.

A Willems, les proportions doivent être à peu près les mêmes.

J’en termine,

Willems, octobre 1999.