Roger Villers – Le moulin de Fretin

Ce récit commence en 1934, quand je commençais à travailler dans la ferme de mes parents. Il y avait un moulin à vent, exploité par un meunier à 2 km de chez nous, nous habitions Ennetières-les-Avelin. Il s’appelait Paul Lemaire.

Ce récit se passe entre 1934 et 1940. Paul Lemaire exploitait un moulin à vent, à Fretin, quand j’étais adolescent, situé à la sortie de Fretin, à droite de la route menant à Avelin. Paul Lemaire était un ancien combattant de 1914-18. Il devait être âgé d’une bonne quarantaine d’années. C’était un héros. Il faisait partie de cette glorieuse phalange de fantassins toujours au danger. Il avait vu tomber autour de lui tant de ses camarades, mais, avec la pudeur qui caractérisait tous ces glorieux anciens « Poilus », il n’en parlait jamais. Les attaques à la baïonnette, les corps à corps, les bombardements de l’artillerie allemande, les gaz asphyxiants, les tirs des mitrailleuses qui fauchaient tant de jeunes vies françaises, les heures de guet dans la boue, la neige, dans le froid de l’hiver ou la chaleur de l’été, il avait connu tout cela. Mais il essayait de l’oublier en travaillant consciencieusement dans son moulin.

Ah ! Le beau moulin à vent de Fretin ! Combien de fois y ai-je monté en empruntant le large escalier de bois de chêne avec cette rampe usée par les frottements des mains et les marches un peu fatiguées par les souliers cloutés.

Quand on y pénétrait, il y avait cette bonne odeur de grain moulu, soit le blé, l’orge, les pois, le seigle, les fèves. Il y avait bien un peu de poussière, normal.

Un couple de chats sommeillait à demi sur les sacs de grain, attentif aux rongeurs ; malheur à ces derniers s’ils se hasardaient à portée des minets, leur compte était vite réglé !

Ah ! Le beau moulin à vent de Fretin ! De la ferme de mes parents, dans le hameau d’Ennetières où nous habitions, nous pouvions le voir, dominant majestueusement la plaine.

Quand les ailes tournaient gaîment pour moudre le grain, fasciné par lui, je l’aurais regardé des heures durant, mais mon père veillait : « Allez garchon, au boulot ! »

Le large escalier de chêne servait au meunier pour orienter le moulin face au vent. Merveilleusement équilibré, il n’était pas trop difficile à déplacer. Pourtant, il devait bien peser quelques tonnes.

J’ai encore dans les oreilles le bruit qui chuintait dans le moulin, un bruit indéfinissable. Les ailes tournaient, le moulin vibrait de toute sa carcasse, les meules de silex rejetaient le grain broyé dans les sacs et, toujours, ce bruit bizarre que l’on ne saurait exprimer.

Paul Lemaire m’autorisait à monter plus haut, dans l’étage avec toutefois une recommandation : « Intintion garchon ! N’tin va po t’foute dins les inguernages ! » Il y avait plusieurs poulies et aussi des engrenages, si je me souviens bien, tout devait être en bois, il ne devait pas y avoir beaucoup de métal là-dedans.

Le meunier n’aimait pas que les cultivateurs viennent rechercher leur mouture quand le moulin tournait. Tributaire du vent, il était parfois plusieurs jours en « panne », quand Eole ne soufflait pas. Quand les cultivateurs arrivaient avec leurs chevaux et que les ailes tournaient, car les animaux étaient épouvantés. Il paraît qu’un cheval, avec ses gros yeux, voit 6 fois plus grand qu’un être humain. On comprend la peur de ces bêtes ! Il n’y avait pas de tracteurs agricoles en ce temps là.

Paul Lemaire avait acheté un concasseur marchant à l’essence  pour aplatir l’avoine dans une petite dépendance juste à côté. Cette avoine qui représentait l’essentiel de la nourriture des chevaux. Rien qu’à Ennetières, hameau de 300 habitants environ, il y avait, en 1935, 25 fermes pour un parc d’une bonne soixantaine de chevaux.

Les prix des moutures étaient modiques.

Paul Lemaire avait dû remplacer les quatre grandes toiles recouvrant les ailes de son moulin en 1938. Je me souviens du prix qu’il avait payé pour ces toiles : 12.000 F.

Il me disait : « Cha fait un moment qu’j’aro dvu z’akatées. Si je zavo akatées y 2 ans, j’aro payi à mitan moins ! » Le front populaire était passé par là. A cette époque, et pour ce prix-là, on pouvait acheter une attelée de 3 chevaux. C’était énorme. Encore avait-il lui-même fixé les toiles sur les ailes, ce qui avait nécessité de sa part une acrobatie et un mépris du vertige peu communs.

Il avait dû, bien sûr, augmenter son tarif. D’où les récriminations des cultivateurs, dans le bistro où tous se réunissaient le dimanche après grand’Messe, dans la fumée du tabac, les jurons, les exclamations des joueurs de piquet, de manille et de belote, les crachats sur le sol, les buveurs cognant leurs chopes sur les tables pour réclamer à boire, bref, l’animation de tous ces hommes discutant entr’eux devant le comptoir, ponctuant leurs conversations à grands coups de poing sur ce même comptoir, en buvant de grandes chopes de bière, entrecoupées de rasades de genièvre ; je me souviens de leurs réflexions : « Nom de Djeu ! eul moleu, ya augminté sin mire ! Et pourtant, eul vint , y n’augminte point, li ! »

Bien sûr, le vent n’avait pas augmenté son tarif ! Mais quand je me suis permis de prendre la défense du meunier qui selon moi n’aurait jamais retrouvé le prix de ses toiles, avec son travail, je me suis vertement fait rappeler à l’ordre par les anciens ! Nous, les jeunes, nous n’avions que le droit de nous taire, à cette époque-là.

Survint la guerre, la drôle de guerre, de septembre 1939 à mai 1940. 8 mois et 8 jours sans combats ou presque, puis l’attaque allemande du 10 mai 1940, la ruée nazie sur la Belgique, la Hollande et le Luxembourg, le déferlement des hordes teutoniques sur les départements du Nord de la France.

Et puis, ce sinistre dimanche 19 mai. Vers midi, 12 bombardiers bimoteurs allemands « Dornier » à croix noires, arrivèrent, venant de l’est pour bombarder le champ d’aviation de Lesquin. Le moulin de Fretin était situé à plus de 2 km de l’aérodrome. Ce n’était pas un objectif militaire. Que se passa-t-il dans la tête des aviateurs ? Toujours est-il qu’ils le prirent pour cible et lancèrent des bombes incendiaires, encadrant le pauvre moulin qui flamba comme une torche en quelques minutes.

Hébété, je fus témoin de la scène. J’étais sur la prairie près de la ferme de mes parents, insensible au passage des sinistres oiseaux qui déversaient leurs bombes, à quelques centaines de mètres sur ma gauche, à la lisère sud de l’aérodrome.

Bombardement inutile, d’ailleurs, les Anglais avaient quitté le terrain quelques jours auparavant, les escadrilles de chasseurs Hurricane avaient rejoint l’Angleterre.

Je ne pouvais quitter des yeux le spectacle de l’agonie de ce beau moulin. Quand le géant de bois s’écrasa dans les flammes et dans la fumée, je ne sais comment exprimer ce qui se passait en moi.

Quant au pauvre meunier, heureusement absent du moulin à ce moment-là, impossible de trouver les mots pour exprimer ce qu’il dut ressentir. Quelque chose se brisa en lui ! Avec sa femme et ses fils, il assistait impuissant à la fin de son outil de travail, de sa maison sise à quelques centaines de mètres.

Il devait encore, par la suite, continuer à travailler dans la dépendance, concassant l’avoine. Mais quelque chose était brisé en lui.

Ah ! Ils pouvaient bien rire, ces aviateurs boches, dans leurs appareils, rire de bon cœur, du tour qu’ils avaient joué aux Français. Je les vois encore, ces oiseaux de malheur, virant sur leur gauche en toute impunité, leur mauvais coup accompli, aucun obus de la D.C.A. n’éclatant autour d’eux pour les gêner.

Par son travail, Paul Lemaire était connaisseur du temps, savait prévoir s’il allait faire beau ou pleuvoir, prévoyait les tempêtes, quand il fallait bloquer les ailes pour qu’elles ne s’emballent pas, ce qui aurait entraîné sa destruction.

Il n’y avait pas d’électricité dans le moulin, et sa dépendance. Paul Lemaire travaillait avec le soleil. Quand je pense à cet événement, mon cœur se serre. Si le beau moulin existerait encore, si les bombardiers ne l’avaient pas détruit, quel beau but d’excursion pour tous, jeunes ou vieux, de le visiter, le photographier, le filmer et d’entendre le chant de ses ailes et le bruissement de sa carcasse. Mais ceci est du domaine du rêve !…

Willems, janvier 1991