Roger Villers – Pensées sur ma retraite

Roger Villers aimait écrire. Nous avons choisi de reproduire en l’état une correspondance complète  qu’il a adressée le 18 octobre 1990, ponctuée de ses commentaires.

Partir, c’est mourir un peu, disait un poète…

Nous sommes partis, ma femme et moi… Partis en retraite…

Nous avons quitté cette ferme, après plus de quarante ans de vie commune, et presque 60 ans de travail à la terre, sans arrêt, dès la sortie de l’école, mon épouse, sur sa ferme natale, et moi-même, sur l’exploitation de mes parents. 60 ans de labeur, sans interruption, sans congés, dimanches et fêtes compris.

Nous avons quitté cette petite exploitation sise en pleine campagne à 2 km du centre du village, pour finir nos jours dans le bourg voisin, en plein centre du village, à l’ombre du clocher, le mur de la sacristie bornant notre jardinet.

En ce début d’automne, les feuilles tombent, mais le ciel est clair, et pourtant, les hirondelles sont parties. Les cultivateurs profitent des derniers beaux jours pour récolter les pommes de terre, les endives, les betteraves, le maïs, etc…Bientôt, ils laboureront pour semer l’escourgeon et le blé.

C’est avec mélancolie que nous ne participerons plus à ces travaux. Il faut se faire une raison : tout a une fin…

Nous n’entendrons plus le chant des oiseaux, bien avant le lever du jour. Nous n’entendrons plus, le matin, en ouvrant la porte donnant sur la cour, le hennissement des chevaux et le meuglement des vaches tournant leur tête vers nous, leurs gros yeux doux et expressifs quémandant la traite de leurs pis gonflés de lait. Braves bêtes au renom bien injustifié de méchanceté. Nous n’entendrons plus les jappements des chiens et les chats ne viendront plus frotter leur petite tête sur nos talons…

Nous ne verrons plus les hirondelles happer les insectes, pour donner la becquée à leurs oisillons dont les nids, disséminés dans presque toutes les dépendances, étable, écurie, porcherie, poulailler, grange, sont paraît-il gage de bonheur.

Nous n’entendrons plus leurs chants éperdus, quand, perchées sur les tuiles des toits, elles clamaient leur joie, joie de l’éclosion de leurs couvées d’oisillons. En les voyant évoluer en gracieuses arabesques, mon père disait :  « Plus elles volent haut, plus il fera beau…Quand elles volent bas, alors il pleuvra… ».

Ce dicton était exact, car, quand les insectes dansent très haut dans l’atmosphère, c’est signe de beau temps, et, quand la pluie menace, ils rasent le sol.

Malgré la belle période de ce début d’automne, elles sont parties, les hirondelles. Depuis quelque temps, nous n’entendions plus leurs chants joyeux. Elles se rassemblaient sur les fils, entre les poteaux de l’EDF, faisant penser à je ne sais quelle partition, do ré mi fa sol la si muets, comme si elles regrettaient de devoir quitter ces lieux, pour leur migration vers les pays plus chauds du sud méditerranéen. Elles reviendront en avril prochain, messagères de l’éternel printemps. Ainsi va la vie…

Nous n’assisterons plus aux vêlages et aux poulinages, quand il fallait aider la délivrance, de la vache ou de la jument. Quel émerveillement de voir les premiers ébats des veaux et des poulains. Quelle volonté, chez ces petites bêtes, à peine nées, pour se dresser sur leurs pattes fragiles, pour téter au pis de leur mère.

Quel ravissement de voir arriver, sous la conduite de la poule ou de la cane, les couvées de poussins ou de canetons, aux couleurs chatoyantes, les ailes de leur mère s’ouvrant pour protéger leurs petits. Finies ces choses…

Pas un seul de nos six enfants n’a voulu prendre le relais des parents. Nous ne les aiderons pas, comme font tous ceux dont la descendance a choisi de leur succéder. Ils ne se plaignent pas de leur sort. Quand nous avions leur âge, nos parents n’auraient pas compris, si nous avions exprimé le désir de quitter la terre, ils nous auraient qualifiés de déserteurs. A l’heure actuelle, au train où vont les choses, ils ou elles ont sûrement raison.

Ils en ont du mérite, les jeunes de notre corporation, quand ils ou elles ont décidé de succéder à leurs parents. Les professeurs d’une école d’Agriculture, proche d’ici, une école de renommée mondiale pourtant, n’ont rien trouvé de mieux que de donner le conseil suivant à leurs élèves : « Mariez-vous avec une pharmacienne ou une doctoresse, si vous voulez vous en sortir quand vous reprendrez votre exploitation. ». Sans doute s’agit-il d’une boutade, avec toutefois une certaine dose de raison et de véracité, mais ce n’est point un grand encouragement pour tous ces jeunes !

Je voudrais ici faire une ajoute à mon texte initial, écrit il y a 10 ans et demi, les lignes qui suivent n’ont pas été reproduites sur le S.A. (ndr. Syndicat Agricole, journal édité chaque semaine) ; il s’agit de l’école d’Agriculture de Genech, et les propos m’ont été cités par des élèves de ce temps-là, ils sont rigoureusement exacts ; du reste, 11 ans après, force est de constater que les jeunes paysans qui se marient en 2001 ne trouvent plus de compagnes qui travaillent avec eux.

Personnellement, je n’en connais pas. Les plus chanceux trouvent une pharmacienne ou une doctoresse, les autres sont bien aise de bénéficier du chèque de fin de mois de leurs épouses pour régler les factures sans cesse augmentées, de leur exploitation. Certaines branches de notre corporation, les éleveurs par exemple, sont confrontés à de terribles problèmes, actuellement… Mais il est temps que je revienne à mon récit…

Dans la prairie qui jouxtait notre exploitation, il y avait un petit ruisseau miraculeusement non pollué. Combien de fois avons-nous écouté le clapotis de l’eau, cette eau qui abreuvait les bestiaux, où s’ébrouaient les canards ? Cette année, à cause de la sécheresse, il s’était tari, depuis plusieurs mois, comme en 1949, 1959 et 1976, années que les mémoires ont enregistré comme étant frappées de grande sécheresse. Les pluies de septembre en ont réalimenté le cours du ruisseau, mais il n’y a plus d’animaux dans la prairie. Que cela paraît triste, une prairie vide…

J’ouvre encore une parenthèse au sujet de la prairie. Quand nous sommes partis, en septembre 1990, les services de la D.D.E. ont entrepris le curage du ruisseau qui traverse la prairie, venant du vivier de Mr Marchant jusque la route, en l’occurrence le Masy, ou Mazy, ceci sans en avertir Mr Marchant, qui en a fait arrêter l’entreprise. Depuis, la pâture est redevenue vivante, les chevaux y sont en permanence, et c’est très bien ainsi…

Encore une ferme qui disparaît, ce n’est plus viable ni rentable, car la vie est devenue une jungle, une jungle où seuls les grands arbres subsistent, selon l’adage.

Subsisteront-ils encore longtemps, ces grands arbres, ou seront-ils, à leur tour, abattus eux aussi, pour laisser la place à un désert, comme semblent le craindre certains précurseurs ?

La menace est réelle. La France, un désert ? Cette France paysanne de 1914, quand 700.000 paysans donnaient leur vie pour sauver la Patrie ? Cette France, toujours paysanne, de 1939, quand 600.000 soldats paysans prisonniers payaient, en captivité, cinq ans durant, les erreurs des politiciens d’alors. La France, un désert ? Est-ce possible ?

Pendant que j’écris, je te contemple, ma chère épouse, quand je te vois continuer à travailler comme tu l’as toujours fait depuis ton enfance, tes mains, tes petites mains qui ont tant œuvré pour assurer toutes ces tâches ingrates, aux humbles et durs travaux qui étaient le lot de la paysanne, et que les filles de la terre d’aujourd’hui ne veulent plus accomplir maintenant. Tôt levée, tard couchée, tu as « trimé » pour aider ton mari, pour élever ensemble nos 6 enfants, dans le froid de l’hiver ou la chaleur de l’été.

Maintenant, tu pourrais te reposer, mais tu travailles, encore et toujours, tu te dévoues sans te lasser, au service de nos enfants et petits-enfants.

Que je t’admire et que je t’aime. Quand je te plains, tu me réponds « Je remercie Dieu qui me donne encore assez de forces pour aider les miens. »

Ah ! Pour toi, il n’y aura sans doute jamais, relatées dans la presse, de remises de médailles du travail, décernées à profusion à d’autres métiers…Non point qu’il faille jalouser ceux qui en bénéficient, ils ou elles l’ont bien mérité, dans le régime général. Mais, quand même…

Combien de temps jouirons-nous de cette retraite, qui, pour nous, commence ? Dieu seul le sait.

Maigre retraite, comparée à celle des cadres, des fonctionnaires et des ouvriers. Mais, là encore, point de jérémiades ni de récrimination, cela, nous le savions depuis toujours, nous n’avions qu’à faire comme « les autres ». Et pourtant nous avons cotisé autant que « les autres ».

Demandez un peu à ceux qui s’installent, ils croulent sous les charges. Il leur en faut, du courage, par les temps qui courent.

Nous sommes passés par là, quand nous étions jeunes. Mais avouons-le sans ambages, nous n’étions pas confrontés comme eux à tous ces problèmes et tous ces soucis qui sont leur lot, dans ce monde dur et pervers.

Nous avons eu de la chance, nous, les fils des rescapés de 1914-1918, de trouver des compagnes qui ont su nous aider, et qui nous ont permis de fonder des foyers durables et solides, envers et contre tout.

Si encore nous n’étions pas critiqués systématiquement par certaines gens, presque toujours les mêmes.;; j’entendais, il n’y as pas si longtemps, les propos acerbes, envenimés et imbéciles d’un individu qui avait choisi comme épouse une fille de la terre, ne trouvant pas dans son milieu une compagne lui convenant. « Ils se plaignent toujours. Ils passent sans arrêt chez le percepteur pour toucher quelque prime. Ils roulent au fioul détaxé. Et surtout Ils ne paient pas d’impôts ! »

Je lui ai vertement répliqué : « Peut-être sommes-nous moins chargés d’impôts que certaines catégories, mais il y a un impôt que notre corporation a toujours lourdement payé, c’est l’impôt du sang. Depuis des siècles, les paysans français ont versé leur sang pour la défense du pays, pendant que d’autres, je les ai connus, au début de la guerre, en 1939 revenaient chez eux, les fameux affectés spéciaux, mobilisés en usine, et gagnaient bien leur vie, sans risques. Passons…

Je ne voudrais pas terminer sur un fond de pessimisme, car dehors, il fait beau, le soleil luit, l’automne est exceptionnellement doux ; dans deux semaines exactement, ce sera la Toussaint, comme le temps passe vite… Et que notre profession continue, malgré les vicissitudes des temps modernes, à prospérer, pour le plus grand bien de notre cher pays, quoiqu’il arrive.

Willems, ce jeudi 18 octobre 1990