Roger Villers – Réflexions d’un ancien exploitant agricole sur la fin de notre civilisation rurale

Retraité exploitant agricole depuis 1990, il m’arrive de songer à la vie que mon épouse et moi-même avons vécue, depuis notre sortie de l’école jusqu’à notre cessation d’activité, et qui fut celle que notre génération a vécue.

Et si je compare, l’existence que nous avons menée avec celle de la génération paysanne de cette fin de siècle, j’en éprouve une certaine nostalgie, en ayant l’impression d’assister à la fin d’une époque vieille comme la nuit des temps, c’est à dire la civilisation rurale; sous nos yeux, nous la voyons disparaître peu à peu depuis un demi-siècle, et de plus en plus vite maintenant.

Nous sommes en effet les derniers représentants d’une espèce en voie de disparition, les paysans, avec tout ce qu’elle impliquait comme état d’esprit : authentique noblesse, et réel bon sens.

Bien sûr, le progrès a beaucoup amélioré les conditions matérielles de vie et de travail à la campagne, surtout pour les femmes, dont la vie, il faut le reconnaître, était particulièrement dure.

Sommes-nous sûrs que les cultivateurs modernes sont plus heureux pour autant, avec leurs ordinateurs et hyper-équipements ? Seulement, ils ne peuvent faire autrement que de foncer vers une perpétuelle fuite en avant, en s’endettant pour essayer de s’en sortir, travaillant en grande partie pour leurs fournisseurs, leurs acheteurs, et tous ceux qui vivent grâce à eux.

A ce régime qui s’emballe en créant de plus en plus de besoins, craignons que ces cultivateurs durent moins longtemps que leurs aînés. Combien en restera-t-il dans 25 ans, sous quelle forme, sans commune mesure ?

Nous allons inexorablement vers l’urbanisation à outrance, et, partant, avec le bourrage de crânes des médias et sondages divers, sous l’uniformité du troupeau de Panurge.

Au sujet des sondages, permettez-moi de citer, débordant de mon sujet, mon point de vue sur ces fameux sondages, dont nous sommes abreuvés par les médias, sans arrêt, sur tout et n’importe quoi, débouchant sur rien, dans notre vie moderne, vivant au jour le jour, oubliant le lendemain les informations de la veille.

En janvier 1958, la situation n’était pas brillante en France, avec cette guerre d’Algérie qui n’en finissait pas, où tant de jeunes français y sont allés, pour soi-disant pacifier ces peuplades qui nous haïssaient, ces jeunes français à majorité de souche paysanne, arrivant aujourd’hui à l’âge de la retraite. En 1958, les gouvernements se succédaient, incapables de mettre un terme à ce conflit. En janvier 1958, un sondage effectué sur 1000 personnes, questionnées pour savoir quel homme politique pourrait ramener la paix, 2% – je dis bien 2% – pensaient qu’un homme comme le Général de Gaulle aurait pu faire cesser cette guerre. Survinrent les événements du 13 Mai à Alger, et le retour au pouvoir du Général en juin, puis, en octobre 1958, un référendum qui accorda 81% de oui. Vous avez bien compris ? 20 personnes sur mille en janvier, 810 sur mille en octobre. Voilà un exemple de la versatilité des Français. Tirez-en les conclusions que vous voudrez.

J’en reviens à mon sujet. Comment éviter, ou simplement ralentir, cette trop rapide évolution ? Je ne vois pas. Sans doute sommes-nous devenus inutiles parce qu’archaïques, comme les lampes à huile et attelages de chevaux dans notre vie moderne.

Nous n’y pouvons rien, sinon parfois le regretter, mais c’est la vie, avec l’apparition d’une mentalité différente.

Quand nos parents travaillaient avec leurs chevaux, il leur fallait respecter les heures de repos pour leurs animaux et aussi observer le repos dominical, salutaire aux humains et aux bêtes, sauf en cas d’absolue nécessité pendant la moisson, par exemple. Actuellement, le moteur permet de travailler nuit et jours, dimanches et fêtes. Nos parents dressaient et domestiquaient les animaux dont ils étaient les maîtres. Aujourd’hui, qu’on le veuille ou non, c’est l’homme qui est devenu l’esclave de la machine.

Et si, dans le temps passé, la paysannerie arrivait à s’en sortir, à force de courage, d’abnégation et de sacrifices, ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Il y a trop de disparité entre les prix, du producteur au consommateur. Ne prenons que le cas du prix du blé, et celui du pain.

J’avais 15 ans en 1936, année de l’Institution de l’Office du blé. Je me souviens que l’Etat garantissait, cette année-là, le prix d’1 fr 10 le kg de blé aux producteurs. En 1936, le pain valait 2 frs le kg au boulanger. En 1999, 60 ans plus tard, la PAC et le GATT ont imposé un prix d’environ 0.70 fr le kg de blé aux producteurs, en baisse de 40% sur le prix des récoltes précédentes ; 0.80 fr le kg pour les cultivateurs frontaliers, qui peuvent livrer leur récolte aux organismes belges.

En 1936, je me répète, le pain valait 2 frs le kg au boulanger. Actuellement, le prix de la baguette de 250 gr de pain oscille entre 4.20 frs pièce dans la région parisienne, et 1.90 frs en grande surface.

Prenons pour base un prix de 3.80 frs pour une baguette de 250 gr, le pain vaut 15.20 fr le kg, soit le prix de 22 kg de blé à 0.70 fr le kg.

En 1936, avec le prix de 2 kg de blé, on pouvait acheter 1 kg de pain. En 99, il en faut 22 kg.

Pourtant, non sans raison, les boulangers se plaignent prétendent qu’ils ne gagnent rien à faire du pain, et ne subsistent que grâce à la pâtisserie. Quelles raison invoquer pour expliquer cet état de choses ?

Qui ne se souvient de cette expression que nous avons si souvent entendue : « on peut bien se payer telle ou telle chose au prix du beurre ». Cette denrée qui constituait un apport non négligeable dans notre vente au détail, presque toutes les fermières « battaient le beurre », comme le faisaient leurs mères et leurs grands’ mères, et que les cultivateurs d’aujourd’hui ne font plus. « Au prix du beurre ».

Les gens voulaient dire par là que le beurre était cher, comparativement aux autres denrées de consommation et de tout ce qui entrait dans le budget de leur ménage.

Tout juste si les producteurs de beurre, les paysans bien sûr, n’étaient pas considérés comme des profiteurs, des affameurs, surtout pendant la guerre 39-45. Et dans ces périodes-là, nos gouvernants portaient au ciel la margarine, le « beurre du pauvre ».

Or, voici qu’en 1999, le beurre du pauvre est devenu plus cher que le bon produit des vaches laitières ; j’ai constaté, récemment, le prix de 24.60 fr le kg de beurre marque l’Héritier, en grande surface, alors qu’un kg de margarine Fruidor vaut 26 fr le kg dans un petit magasin. Ce fait illustre bien la situation actuelle; si, grâce à l’agro-alimentaire, notre pays engrange des centaines de milliards de devises, c’est bien grâce aux paysans, qui produisent trop bon marché, alors que l’Industrie n’est plus compétitive sur bien des points.

Tous ceux de ma génération ont connu Mr Emile Bocquet, cultivateur à la Chapelle d’Armentières, député du Nord dans les années 50, et président de la FNSEA du Nord en cette période. Mr Bocquet défendait les intérêts de notre corporation devant les dirigeants et gouvernants d’alors, socialo-communistes au début des années 50, accompagné de Mr Souchon, secrétaire de l’Union des Producteurs de lait du Nord, il fut un jour reçu par le ministre André Philip, viscéralement anti-paysan comme tous ceux de son bord, et je le signale en passant, 50 ans après, c’est à dire actuellement, rien n’est changé avec la gauche au pouvoir, Philip ou Glavany sont semblables envers notre corporation…

Toujours est il que M.M. Bocquet et Souchon réclamaient une légère augmentation du prix du lait que Mr Philip se refusait obstinément à accorder ; alors, Mr Souchon émit un argument de comparaison citant le prix d’un outil agricole, très cher à l’époque « ce n’est pas avec sa production de lait qu’un éleveur pourrait se payer cet outil ». Réponse du ministre « cet outil est très rare, très difficile à obtenir ». Mr Bocquet, sautant sur l’occasion, rétorqua aussitôt « Faut-il que le lait devienne rare pour qu’il soit payé à son juste prix ! ».

Hors de ses gonds, le ministre eut cette réponse montrant à quel point son équipe méprisait le monde paysan « si le lait devient rare, j’en importerai jusqu’à ce que les producteurs crèvent sur leur tas ! ».

(Il faut dire qu’en cette période, que nous n’avez pas connue, juste après la fin de la guerre, entre 1945 et 1950, la France manquait de tout, presque tout était rationné, pain, lait, beurre, viande, essence etc… étaient vendus contre des tickets).

En fait, Mr Philip n’importa rien du tout, les finances de la France ne le lui permettaient pas, et ce lait n’était que du lait en poudre made in USA seul pays au monde qui n’avait pas souffert des restrictions de la guerre, poudre de lait que 99% des Français auraient refuser de consommer, tout juste bon pour les animaux.

Et certains cultivateurs qui firent la grève du lait, la grève des livraisons du lait plutôt, se retrouvèrent en prison.

Pour clore sur ces événements que beaucoup ont sans doute oublié, le syndicalisme agricole était interdit juste après la fin de la guerre. Ce n’est qu’en mars 1946 que, grâce aux efforts de ces hommes honnêtes et courageux qui défendaient le cause paysanne qu’il fut rétabli.

On pourrait multiplier les exemples des produits payés très bon marché aux producteurs et achetés très cher par les consommateurs. Les preuves et explications fournies pour justifier cet état de choses ne m’ont jamais convaincu.

Pour terminer, je voudrais citer les paroles du Ministre de l’Agriculture, à l’assemblée générale de la FNSEA en décembre dernier (ndr : décembre 1995) au sujet des retraites des exploitants. Chacun sait, ou ne sait pas, que nous sommes 2,200 millions retraités exploitants agricoles, sur un total de 11 millions en France. Nous avons touché, en 1994, 49 milliards de frs, FNS compris.

Quand on sait que le déficit de la Sécurité Sociale s’élève, en 1995, à 350 milliards, quand nos dirigeants réclament 10% d’augmentation, pour notre branche, soit 5 milliards, Mr Vasseur répond qu’il ne les a pas !

Sans commentaires…

Willems, avril 1996